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Le vieux palmeur
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2 avril 2023

Hommage à ma chère mère Suzanne (article initialement publié le 6 avril 2016)

J'ai écrit et publié ce qui suit le 6 avril 2016, quatre jours après la cérémonie religieuse d'enterrement de ma mère à Longuyon. Aujourd'hui 2 avril 2023 je relis cet hommage encore une fois, ce texte qui à l'époque a pu faire polémique dans ma famille. Loin de moi l'envie d'en ôter quoi que ce soit même si je sais que j'y ai égratigné quelque peu certaines personnes. Mais en lisant ces dernières années les carnets de dépenses et de gains de ma mère (et en les publiant sur mon blog), j'apprends encore beaucoup sur ma mère et notamment sur ses relations avec ses employeurs, qui furent le plus souvent excellentes, surtout avec les familles Adnot, Aubry et Grandjean (même si avec cette dernière ça s'est hélas mal terminé en 1965).

Et puis à l'heure où les appels de toutes sortes aux économies et à la sobriété envahissent les ondes (consommation, énergie, eau...ou alcool et drogues diverses), je me dis que ma mère avait quelques décennies d'avance, elle qui récupérait la moindre goutte d'eau pour éviter de tirer la chasse des WC chaque fois que c'était possible. Suzanne, c'était Madame anti-gaspi!

Une page vient de se tourner. Après près de 90 années d'une vie pas toujours épanouissante, ma mère s'en est allée le 29 mars. Pour lui rendre hommage lors de la cérémonie religieuse, j'ai écrit ce texte, que mon fils Kévin et moi avons lu devant environ 200 personnes. J'éprouve le besoin de poursuivre cet hommage en rendant ce texte public par le biais de mon blog.

Hommage à notre mère Suzanne Lesquoy le 2 avril 2016

Merci à vous, famille, amis, voisins, connaissances, d’être venus rendre un dernier hommage à Suzanne, habitante de cette ville depuis près de 80 ans.

Suzanne, mère belle et belle-mère (trois fois), grand-mère de Sandrine, Jean-Philippe, Adeline, Aurélie, Kévin et Mélanie, arrière-grand-mère de Alexane, Paola, Tiphaine, Olivia, Alys, Tristan et Oscar ; Suzanne tante de Monique Bournon et Josette Da Fonseca, de Raynald Mangenot et Agnès Obrecht, de Serge Mangenot et Nathalie Mangenot; Suzanne qui ne manquait jamais de souhaiter un anniversaire avec une jolie carte musicale ; Suzanne qui savait aussi entretenir des relations épistolaires ou téléphoniques régulières avec cousins et cousines, ou amies, jusqu’au Canada.

Suzanne est née le 11 mai 1926 à Lexy de Lucile Herbin et Maurice Mangenot. Fille unique jusqu’en 1937, elle a connu une première enfance heureuse, à Nancy puis à Cons-la-Grandville et enfin à Longuyon. Un premier frère, Pierre, est venu agrandir la famille en 1937, puis un second, André, en 1943 quand Suzanne avait déjà 17 ans.

Notre future mère était intelligente et travailleuse, comme en témoigne ce prix d’excellence obtenu en CM2 le 24 juillet 1937, dont elle conservait précieusement le titre. Elle aurait sans doute pu accomplir et réussir de belles études et, pourquoi pas, devenir institutrice ou secrétaire. Seulement voilà, la guerre est arrivée et, avec elle, la fin de beaux espoirs, l’évacuation en 1940, avec des brouettes sur les routes de Lorraine, sous les bombardements allemands. Vain périple jusqu’au sud meusien pour finalement revenir et vivre à Longuyon, au 39 de la rue du Maréchal Foch. Adieu les études, Suzanne va travailler comme employée de bureau à deux pas de chez elle, aux établissements Jacque, en 1943 et 1944.

La paix revenue, elle rencontre, en se rendant chez une couturière de Longuyon, Marie Catherine Lesquoy, le cadet de ses fils, Jean-Jules, de 17 ans son aîné, un brave et bel homme qui vient de recouvrer la liberté, après cinq années passées dans un camp de prisonniers de guerre en Allemagne, au stalag VII à Mösbourg. Sans doute marqué par cette épreuve terrible, notre futur père, ouvrier ajusteur, mais aussi musicien, a un faible pour le vin, qu’il consomme sans modération ; notre grand-père Maurice avertit sa fille et lui inflige un ultimatum : elle rompt sa liaison ou quitte le domicile familial ; mais Suzanne qui, à tout juste 19 ans, a déjà un caractère bien trempé, « fait le mur » puis épouse, contre l’avis de ses parents, Jean-Jules Lesquoy le 20 mai 1946. Lucile et Maurice consentiront à venir apposer leur paraphe sur l’acte de mariage en mairie (leur fille est mineure) mais ne participeront pas au petit repas qui réunira une douzaine de convives dans un bistrot longuyonnais.

De cette union vont naître trois bons garçons, comme certains nous appelaient à l’époque : Jean-Pierre, en 1947, René en 1949 et moi-même, en 1954, tous enfants du baby-boom. J’aurais pu être baptisé François et peut-être faire un jour l’ENA puis une carrière politique : ce sera Gérard ! Ouf !

Je n’aurai, contrairement à mes aînés, ni le temps ni le bonheur de connaître vraiment mon père ; Jean-Jules va tirer sa révérence le 5 août 1956 à 47 ans, abattu par ce fléau qu’est l’abus d’alcool dont il n’avait pas réussi à s’affranchir, malgré des cures de désintoxication. Entre 1956 et 1970, nous vivions donc à quatre dans une maison sise au 16 rue Albert Lebrun, où seules trois pièces étaient vraiment habitables, dans une absence totale de commodités, et où la visite d’une souris ou d'un rat n’était pas rare. Nous avions fini par adopter une chatte qui allait nous donner 72 chatons en 12 ans !

A la rentrée 1956, notre mère se retrouvait donc seule et sans revenus pour nourrir et éduquer trois mômes de 9, 7 et 2 ans, dont l’aîné montrait déjà un réel talent pour le dessin, en particulier de locomotives, passionné qu’il était par ces monstres d’acier crachant leur vapeur à moins de 200m de notre maison. Le second allait, à l’adolescence, devenir le play-boy de la famille, passant beaucoup de temps, de retour du centre d’apprentissage de l’usine, à soigner son look, comme on ne disait pas encore à cette époque, à écouter de la musique rock et yé-yé et à fréquenter le bar « Le Pont Neuf » ; quant à moi, j’étais un peu perçu par mes aînés comme le chouchou à sa maman, qui lui passait souvent ses petits caprices, et j’étais « affectueusement » affublé du surnom de « mouflet », voire de « morpion » par mon frangin Jean-Pierre.

De retour du collège, je devais faire mes devoirs dans une ambiance souvent « rock and roll », coincé entre un futur expert en Meccano et en dessin à l’encre de chine et un fan de Johnny Halliday et d’Elvis Presley, qui, en écoutant « Salut les copains », effectuait ses premiers pas de jerk dans la cuisine familiale, devant l’immense glace murale, pendant que notre mère s’activait aux tâches ménagères. Eté comme hiver, les rues Thiébaut et Albert Lebrun étaient notre terrain de jeu favori, avec les autres mômes du quartier : Jacky, Raymond et Bernard Chailloux, Jacky et Gérard Silvestre, Jean-Marie et Françoise Dukarsky, parmi d’autres.

Après une année passée à la maison à nous élever, grâce aux maigres subsides obtenus de l’usine Lorraine-Escaut à la mort du père, notre mère a dû chercher du travail. Sans aucune qualification, elle est devenue femme de ménage chez des particuliers ou dans des bureaux. Jusqu’en 1973, elle s’est crevée au boulot, en faisant en sorte, lorsque nous étions encore scolarisés, d’être toujours revenue à la maison pour préparer les repas de midi et du soir, entretenir le feu en hiver, et veiller tant bien que mal à notre éducation.

Ses employeurs étaient parfois très gentils et généreux, comme la famille Adnot, d’autres la traitaient un peu comme une simple boniche, lui faisant accomplir parfois des tâches bien pénibles, d’autres enfin ne voulaient pas déclarer à la Sécu toutes les heures qu’elle effectuait, comme ces épiciers qui ont accumulé une petite fortune jusqu’en 1966 en commerçant notamment avec les familles canadiennes.

Usée par ces emplois très physiques, notre mère a pu obtenir une pension d’invalidité en 1973 puis une retraite en 1986. Avec la pension de réversion de notre père, elle parvenait finalement à toucher environ 1000 euros par mois ; Suzanne s’est toujours battue, le plus souvent seule, pour faire bouillir la marmite. Elle comptait et notait la moindre dépense depuis plus de 60 ans. Elle était experte pour monter des dossiers d’aide sociale ou d’assurance chômage, ou encore de retraite, ne renonçant jamais à faire valoir ses droits.

Heureusement pour nous, dans les années 50 et 60, la solidarité et l’amitié étaient bien ancrées chez les ouvriers mais aussi chez les instituteurs et les élus locaux. Nous avons pu bénéficier d’aides régulières de l’usine Lorraine-Escaut, grâce à une assistante sociale exceptionnelle, Mme Vaugin, ou encore de la commune et de son maire, M. Drapier ; et puis les militaires canadiens offraient des cadeaux à Noël aux enfants des familles en difficulté.

Autant d’années de lutte, de labeur et de souffrance ont marqué à jamais physiquement notre mère ; mais son esprit en est sorti endurci. Chacun sait que Suzanne, dotée d’une langue musclée et acérée, ne mâchait pas ses mots. Sans doute ses propos ont pu être parfois jugés maladroits ou déplacés par ses proches ; et c’est vrai qu’elle maniait aussi avec délectation l’ironie voire la moquerie.

Et puis, la Suz’, comme l’appelait mon frangin, fallait pas l’emmerder : quand elle avait décidé qu’elle avait raison, et elle avait forcément toujours raison, c’était plié ! Enfin, c’était aux autres de se plier à ses décisions. D’une mémoire phénoménale, elle aimait raconter aux petits-enfants, neveux et nièces, les pages les plus marquantes de son existence : son enfance, la guerre, ses années de vie en couple, ses luttes, mais aussi ses trop rares voyages à Paris, Lyon, Sisteron, Orange ou Nice.

Ses seuls petits loisirs quotidiens se résumaient à la lecture du journal local, aux jeux télévisés et surtout aux mots croisés et fléchés, pour lesquels elle était particulièrement douée, il y a encore quelques semaines. Suzanne adorait chanter, souvent en écoutant ses artistes préférés, depuis André Verschuren et Edith Piaf à André Rieu et Nana Mouskouri. Et puis elle rêvait de décrocher le gros lot au loto, et était désolée si une semaine elle n’avait pu faire valider un bulletin.

Depuis quinze mois et ses gros ennuis de santé, elle regrettait de ne plus pouvoir sortir, elle qui arpentait quotidiennement les rues de la ville au pas de charge avec son caddie, elle qui a trimballé des centaines de litres d’eau en bouteilles et des dizaines de kilos de jambon du Lidl.

Elle pestait de devoir dépendre de plus en plus des autres : infirmières, kiné, auxiliaires de vie rythmaient désormais son quotidien ; et les occasions de râler étaient toujours plus nombreuses : horaires pas toujours respectés, auxiliaires mal formées et pas assez attentionnées à son goût, plats cuisinés immangeables… que n’a-t-on entendu comme récriminations !

Les personnes qui avaient grâce à ses yeux étaient devenues rares : sa cousine Bernadette, de Lexy, qui l’a soutenue et accompagnée jusqu’au bout, ses voisins au premier rang desquels Gilles et Mireille qui ont été d’un dévouement exceptionnel toutes ces années, deux auxiliaires de vie parmi la douzaine qui se sont décarcassées pour elle pendant près d’une année! Le kinésithérapeute, M. Giraud, avait aussi une grosse cote, lui qui avait réussi à la remettre sur pieds au printemps dernier et même à la faire de nouveau descendre et monter ses escaliers trop raides, jusqu’à l’amener jusqu’à la rivière toute proche ; elle aimait tant nourrir les canards et aussi les chats du quartier.

Nous n'oublions pas les cousines, nièces et neveux, et les petits-enfants qui ont entretenu des relations régulières avec elle et rendu de nombreuses visites. Evidemment, tout était mieux avant, quand elle pouvait aller faire ses courses, son loto, préparer ses repas, faire ses lessives, entretenir seule son logement, se prendre la tête avec son propriétaire, vérifier si les voisins de pallier avaient bien nettoyé les communs lorsque c’était leur tour…

Enfin, lorsque devant moi elle a rendu son dernier soupir mardi soir, sur un extrait des Quatre saisons de Vivaldi, j’ai réalisé qu’il était tout juste 20h. Comme si elle avait fait exprès pour que ça passe au journal télévisé, elle qui regardait toujours les infos… pour n’en retenir souvent que les plus sombres. Mais bon, Suzanne, aussi experte qu’elle était en tartes aux pommes, confitures, crêpes, gaufres ou pommes de terre rôties, n’était pas aussi médiatique que Jean-Pierre Coffe.

Sa présence physique va nous manquer, c’est sûr ; mais Suzanne est toujours là, avec ses injonctions ou réflexions frappées au coin du bon sens… ou de la malice, comme « arrêtez de me prendre pour une con », « je sais ce que je dis », « j’ai connu ça avant vous », « on ne boit pas d’eau après une compote », « ne tirez pas la chasse d’eau, elle fuit », « n’allumez pas l’halogène près du congélateur, il pourrait rendre l’âme », « n’allumez pas le radiateur de la salle de bain, ça va chauffer les médicaments dans la pharmacie », « le propriétaire essaie de me rouler », « ben celle-là, elle a un de ces pétards ! », «  la Michèle, sa soupe est presque aussi bonne que la mienne ! », « oh, je suis pas si mal sur la photo-là », « le président de la République, j’aimerais bien qu’on en change tous les huit jours »…

Et puis, dans notre famille, certains ou certaines se font maintenant presque peur le matin en se regardant dans la glace : « oh, j’ai les cernes de ma mère », «tiens, j’ai le nez crochu de ma grand-mère » ; bref, on a tous un petit côté « suzannal »…

Chère maman, là où tu reposes maintenant, auprès de notre père Jean-Jules et de notre frère René, nous espérons que tu vas croiser la route de tous ceux que tu as aimés, que tu vas pouvoir croiser du monde pour tartailler, que tu vas encore croiser les mots et plus les maux, croiser ta petite cravate tricotée par tes soins, croiser le fer avec ceux qui t’ont emmerdée ici bas… et puis enfin croiser les bras pour faire la pause que tu as bien méritée… car des croix, tu en as trop portées.

Suzanne_jardin (40) - Copie

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Commentaires
P
Un bien bel hommage... 🙂
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